SOCIÉTÉ
Des marins-pompiers condamnés à Marseille pour « harcèlement moral »
Six professionnels ont été condamnés, lundi, à des peines allant de cinq à neuf mois de prison avec sursis. En cause, des jeux humiliants, présentés comme des « traditions ».
Par Luc Leroux (Marseille, correspondant)
Le 22 juin 2021 à 18h23 - Mis à jour le 23 juin 2021 à 08h35.Lecture 4 min.
Article réservé aux abonnés
Des fessées appuyées, une série de pratiques douloureuses et humiliantes comme le « jeu de la fraise », consistant à pincer le nez pour le rendre « tout rouge », ou le « sèche-linge », consistant à placer un individu devant un ventilateur après que celui-ci a été arrosé au jet, parfois lavé au balai-brosse… Six marins-pompiers ont été condamnés à Marseille, lundi 21 juin, par la chambre militaire du tribunal correctionnel, pour « harcèlement moral » et certains pour « violences en réunion sans incapacité », à des peines allant de cinq à neuf mois de prison avec sursis pour les mauvais traitements infligés à deux jeunes matelots. Quatre autres militaires ont été relaxés.
Enquêtant sur des suspicions de violences, harcèlement moral et viols commis au sein du bataillon des marins-pompiers entre 2006 et 2009 – procédure finalement classée en raison de la prescription – les gendarmes maritimes avaient été alertés de faits dénoncés par plusieurs marins-pompiers, commis entre 2015 et 2016.
Benoît (le prénom a été modifié), aujourd’hui âgé de 26 ans, racontait une descente aux enfers depuis son arrivée, en septembre 2015, à la caserne située sur la Canebière. Dans une longue confession, il disait avoir subi toutes sortes de brimades et de violences. Sorti très bien classé de sa formation, le jeune matelot avait choisi cette affectation prestigieuse. « Ce métier est une passion et une raison de vivre pour moi », a-t-il confié aux enquêteurs.
Lire aussi
Pompiers de Paris : « Moi, je ne donnerai pas ma vie pour la brigade »
Soumis à des questions improbables et répétées et à des insultes pour avoir oublié de mettre de la moutarde sur les tables lors d’un repas, le jeune marin subissait un rituel habituel chez les marins-pompiers de Marseille : le « caleçonnage », qui consiste à arracher le caleçon du matelot sans lui retirer son pantalon. « Il me tenait juste avec l’élastique du caleçon et avec sa force, il me faisait mal », a-t-il notamment raconté. Le caleçonnage « n’est pas une violence mais plutôt une coutume vécue lors du départ d’un camarade d’une caserne », a opposé un des prévenus, tandis qu’un autre évoquait « le caleçonnage de bienvenue », disant avoir subi la pratique avec amusement.
Séquelles durables
Détaché à la caserne de Luminy, dans les calanques, lors de la saison de lutte contre les feux de forêt, Benoît avait été « roulé dans un caisson de feu ». « A la sortie du caisson, je me suis retrouvé en face d’un matelot bien plus costaud que moi au milieu d’une arène. Il fallait se battre et s’entre-caleçonner. Bien sûr, j’ai perdu et j’ai ramassé de nombreux coups. »
Le jeune militaire, pour lequel une expertise psychologique a établi des séquelles durables, a « eu droit à plusieurs séances de fessées ». « On me baissait le pantalon ou on me l’arrachait, a-t-il expliqué. Cela durait trente minutes environ et je recevais des fessées à en avoir les cuisses et les fesses complètement rouges, voire violettes. Durant deux jours, j’avais très mal. » Un prévenu avait précisé : « Si on reçoit des fessées sur les habits, on n’a pas les fesses marquées, et c’est moins marrant. »
Devenu la « tête de turc », la risée de ses camarades, Benoît a plongé psychologiquement jusqu’à développer, début 2016, des idées suicidaires, conduisant à une consultation avec un psychologue militaire. Des prévenus et des témoins ont évoqué d’autres pratiques, présentées comme des « rites d’intégration » et une « tradition ». Il fallait ainsi, pour les jeunes recrues, divertir leurs collègues en montant sur une chaise et chanter La Marseillaise en mimant la forme d’un phallus. Ou encore passer la nuit à faire l’inventaire, « à la clé près », d’un camion.
Amené à intervenir au commissariat de Noailles, en face de la caserne, après s’être fait réprimander sur une intervention de secours, Benoît avait entendu le second maître qu’il accompagnait lancer à un policier : « Si tu t’ennuies, tu n’as qu’à prendre ton arme et lui mettre une balle dans la tête, cela me dérangera pas. » Simple blague, s’est défendu le sous-officier.
Une autre fois, ce jeune militaire décrit par les prévenus comme « discret et ne se fondant pas dans le groupe » s’était entendu dire par un supérieur : « Tu seras mon toy, mon jouet. » « Il a précisé qu’il allait me rendre fou, il répétait que j’étais nul, que j’étais un vié [en marseillais vulgaire, un pénis]», a assuré Benoît.
« Défaillance de la hiérarchie »
Dans son jugement, la présidente du tribunal, Karine Sabourin, précise qu’il est « inadmissible qu’une jeune recrue motivée se voit infliger de la maltraitance, à titre de méthode pédagogique ou de rites d’intégration jusqu’à en perdre son équilibre psychologique ».
Un second plaignant, qui avait quitté le bataillon au bout de deux mois, avait rapporté des faits similaires. « C’était affreux d’aller à la caserne la boule au ventre » pour s’entendre répéter « tu es nul, tu es consanguin, tu es une merde ». Dans son jugement, le tribunal pointe « la passivité, voire la défaillance de la hiérarchie intermédiaire, assurément au courant de ces pratiques tolérées dans l’institution au titre de la tradition ou de la pédagogie ».
Alors que deux autres enquêtes du même type avaient été ouvertes en 2017 – deux marins-pompiers d’une autre caserne seront jugés en septembre –, les autorités militaires avaient interdit ces pratiques après le déclenchement de l’affaire. Une dispense d’inscription au bulletin numéro 2 du casier judiciaire a été retenue au bénéfice des six militaires condamnés, le tribunal retenant « le dévouement de ces personnels d’élite pour accomplir des missions délicates et dangereuses au service des populations ».Plusieurs prévenus, note le tribunal, « ont expliqué à l’audience que l’accumulation d’un énorme stress, joint à “une explosion de testostérone” chez ces jeunes hommes étaient à l’origine de ces épisodes de “décompression” ».